Le jour où il eut le sentiment de tuer sa mère…
La course anglaise disputée à Silverstone le 14 juillet marque la cinquième manche du jeune Championnat Mondial de Formule 1. Celui-ci compte sept courses en Europe auxquelles s’ajoute celle d’Indianapolis. Les organisateurs d’outre Manche ont réussi à reporter le Grand Prix de deux mois par rapport au calendrier prévu. La manœuvre est justifiée (côté anglais) par les difficultés de mise au point auxquelles se heurte l’équipe BRM avec la nouvelle création de la marque : la P 15 V16 (1500 comp). Cette période devait permettre à l’écurie britannique de présenter une voiture capable de se défendre lors de son Grand Prix national.
Alfa Roméo a dominé le début de saison. Fangio et Farina au volant de la 159 (L8 1500 comp) ont remporté les Grands Prix de Suisse et de France au crédit de l’Argentin, de Belgique au crédit de l’Italien. Les autres pilotes Alfa sont Consalvo Sanesi et Felice Bonetto. Ferrari engage 3 monoplaces officielles, les 375 (V12 4500 atmo) aux mains de Luigi Villoresi, Alberto Ascari, José Froilán Gonzáles. Les deux écuries italiennes partent archi-favorites. L’engagement des BRM reste incertain malgré le délai supplémentaire accordé à la firme d’Acton.
Les autres monoplaces sont inscrites à titre privé, il s’agit de voitures moins récentes. Parmi elles, les vénérables Talbot Lago T 26 C (Rosier-Chiron-Etancelin-Claes-Hamilton). Les monoplaces françaises, atmosphériques (L6 4500), doivent couvrir sans ravitailler les 418 km de course. Trois Anglais piloteront les vieillissantes Maserati 4 CL : Murray, James, Fotheringham-Parker. Deux ERA sont inscrites pour B. Gerard (B/C) et B. Shawe-Taylor (B). J. Kelly (Alta GP) et P. Whitehead (Ferrari 375 privée) clôturent la liste des engagés. L’équipe Gordini a choisi de courir en F2 à Mettet en Belgique où les primes de départ sont plus généreuses.
Les essais sont dominés par Ferrari et Alfa qui placent 8 voitures en tête de grille. Froilán Gonzáles a couvert les 4,649 km (1) en 1’43’’4 soit une seconde de mieux que Fangio, second chrono. La bagarre s’annonce âpre car Farina, Ascari et Villoresi qui suivent le duo sont dans une fourchette de 2’’4 par rapport à la pole.
Les BRM qui n’ont pas participé aux essais se présentent au départ in extremis, elles partiront en fond de grille (Parnell-Walker).
Au baissé du drapeau, la première ligne s’arrache dans le même élan. Gonzáles, Fangio et Farina abordent Woodcote de front sur cette piste très large. A l’issue du premier tour, le surprenant Bonetto (Alfa) a pris la tête grâce à sa voiture plus légère.(2)
Au second tour Gonzáles ( N°12) passe au commandement devant Bonetto et Ascari qui a passé Farina. Les Ferrari sont en verve, l’hégémonie Alfa Roméo va-t-elle être battue en brèche ? La Scuderia compte bien enfin contester la domination du Trèfle. Fangio a démarré sur la réserve, round d’observation ? Son style sobre contraste avec celui de son compatriote. Le pilotage musclé de Gonzáles tout en glissade fait merveille à Silverstone. Fangio cependant accélère le rythme, il va imparablement prendre le meilleur sur Villoresi, Farina puis Ascari et Bonetto.
Six secondes séparent maintenant les deux Argentins. Le public en a pour son argent car Fangio établit la jonction au dixième tour et déborde son rival. Le nouveau leader va alors imperceptiblement prendre du champ, record du tour battu coup sur coup, 5 secondes d’avance. Gonzáles après ce moment de flottement se reprend, réagit au prix d’une attaque forcenée. L’écart se stabilise alors que les poursuivants Farina et Ascari, roulant de concert, sont largués. Gonzáles puise encore dans ses ressources et réussit à recoller Fangio au 38è tour puis réalise l’exploit de le déborder dans un furieux assaut. A la fougue généreuse de José Froilán, monoplace en dérive, s’oppose la sobriété des trajectoires tendues de Juan Manuel. Cet antagonisme augmente probablement l’intérêt du spectacle. La mi-course approche, les spectateurs soufflent un peu mais les deux argentins ne se lâchent pas d’une semelle. Le pilote Ferrari roule avec une légère avance sur l’Alfa. Les Alfa seront justement les premières à ravitailler, Farina puis Fangio qui venait justement de surprendre Gonzáles (48è tour). Il rend ainsi la première place à ce dernier qui creuse l’écart avec sa voiture maintenant allégée en carburant, 1’30’’ au soixantième tour. Le leader va jouer avec les nerfs de son équipe, il s’arrête deux tours après qu’on lui ait passé le panneau. Entre temps Ascari alors troisième a abandonné en panne de boîte de vitesses. La Scuderia Ferrari a prévu de relayer sa nouvelle recrue par Ascari le leader de l’équipe mais finalement abandonne l’idée. L’argentin effectue un bref ravitaillement et repart à l’attaque. Fangio va réduire son écart mais « El Cabezón » dispose de suffisamment d’énergie pour contenir son poursuivant. Il franchit la ligne d’arrivée 51 secondes avant le pilote Alfa (1). Ce dernier ne manquera pas de féliciter son compatriote une fois la ligne franchie.
L’homme enregistre son premier succès, il a mené de haute lutte la Ferrari à sa première victoire en Championnat du Monde. Farina ayant abandonné, Villoresi finit troisième complétant le succès de Ferrari devant Bonetto et Parnell, respectivement quatrième et cinquième de cette course échevelée.
Enzo Ferrari, quelques temps après cette première victoire face à Alfa Roméo avec qui il fut lié, déclara : « Ce jour-là c’est un peu comme si j’avais tué ma mère ».
1 – Le circuit de Silverstone d’alors tracé sur un aérodrome de la R.A.F présentait un tracé assez simpliste, le vainqueur 51 y a tourné à la moyenne de 154,677 km/h.
2 – Bonetto dispose d’une Alfa sans réservoir additionnel, plus légère que celles de ses collègues. Il a donc dû ravitailler deux fois.
PS
Photos: DR