Virage du Tertre rouge, fin d’après-midi… Les spectateurs sont amassés sur l’herbe à l’intérieur de la courbe. La plupart sont assis, ils sirotent une canette, lisent un programme, bavardent avec leurs voisins entre les salves de décibels livrés par les voitures. D’autres regardent l’écran digital de leur appareil photo et contemplent leurs clichés, certains fixent l’écran géant montrant sur la piste le leader de la course. D’autres encore suivent mécaniquement du regard les passages des concurrents un peu à la manière des spectateurs sur le court n°1 de Roland Garros. Derrière eux un chapelet incessant de piétons bat le terrain à la recherche d’un nouveau secteur d’observation… Alors qu’une Peugeot 908 négocie la courbe dans le souffle étouffé de son Diesel turbocompressé suit une GT noire escortée par la savoureuse résonance de son V12 atmosphérique. Mon regard accompagne le mouvement de la jolie carrosserie qui va rapidement disparaître en attaquant le secteur des Hunaudières. Mon esprit divague alors en sustentation à bord de la belle noire… accomplissant un surprenant flash back de quelques heures…
A l’approche des 15 H, Atsushi Yogo s’élance pour le tour de formation derrière le gros du peloton des 55 voitures composant le plateau des 24 Heures.
La belle sonorité du V12 résonne sous son casque. Après avoir enlacé la chicane Dunlop puis l’esse de la forêt, il attaque les Hunaudières. Les platanes défilent, se reflétant sur son pare brise. Il songe au prochain passage, il faudra composer avec le trafic en adoptant le rythme soutenu prévu par le plan de marche de l’équipe…
Atsushi, au passage de Mulsanne, se rappelle que la belle Lambo s’était arrêtée définitivement au box l’année précédente à l’issue du premier tour. En virant à Arnage, il fixe l’arrière de l’Aston le précédant. La LP 670R-SV enchaîne les virages Porsche. Atsushi ne s’y fera jamais, une certaine fébrilité étreint sa carcasse à l’approche de la ligne des stands. La double chicane Ford se profile surplombée par la tour de contrôle du circuit. Les pneus avant de la belle noire lèchent les vibreurs, le pilote écrase l’accélérateur, libérant les décibels harmonieux du V12. C’est parti, son esprit n’a plus le temps de musarder, il se canalise sur le pilotage, les trajectoires, l’environnement immédiat de la machine. La ronde échevelée a commencé, le regard du timonier de la 69 ne quitte la piste que pour visionner le panneautage devant la ligne des stands. Atsushi conserve cependant la vision périphérique du bord de piste, des zones spectateurs comme un arrière plan figé. Les tours s’enchaînent, le pilote répète fidèlement sa partition sur chaque secteur, il s’est offert un dérivatif en attaquant puis doublant la Porsche N°75… Son équipe l’encourage par radio…Le panneau « Safety Car » est brandi par les commissaires, la course est neutralisée. La sortie d’une LMP1 oblige le pilote de la Lambo à ralentir pour suivre le rythme des autos devant lui. Les pneus baissent en température, Atsushi louvoie régulièrement pour les maintenir à un niveau suffisant. Il faudra se méfier lors de la remise en vitesse. La course reprend, le pilote relance sa machine comme ses automatismes…Panneau « Box », la 69 couvre son dernier tour avant le premier ravitaillement. Entrée des stands, freinage suivi du petit coup de volant à droite. Les vérins remontent brutalement l’auto, les mécaniciens s’affairent, la portière droite s’ouvre, on demande au pilote si tout va bien. Atsushi acquiesce et vérifie le niveau de son bidon de boisson. Il reste au volant, assurant comme prévu deux relais. Vérins débrayés, la caisse retombe sur ses pneus, la perche se relève et la Lambo reprend sa ronde. Son pilote sort de la zone de remise en vitesse pour braquer sur la Dunlop tandis qu’une Peugeot tangente tout en frôlant la « belle noire » sur la gauche. Atsushi surveille souvent son rétro, reflexe automatique du pilote de GT. Dans les chicanes, les courbes, la trajectoire unique oblige les pilotes les plus rapides à composer avec leur survitesse face aux autos plus lentes. La « belle noire » roule confortablement mais les Porsche GT2 s’avèrent de coriaces adversaires….
…La fin du relai approche, on signale à Atsushi par radio son arrêt dans deux tours. Le poste de chronométrage de JLOC constate qu’il a tenu régulièrement la cadence définie par l’équipe en ce début de course. Le pilote visionne le panneau « 69 box » et va en terminer avec ses cent premières minutes de course… Moteur coupé, il ouvre la portière, se dégrafe, s’extirpe de son baquet puis aide son coéquipier Hiroyuki à se sangler, à fixer son récipient de boisson. Casque ôté, Atsushi entre dans un autre monde, celui de son stand d’où résonne le passage des autos. Le chef de stand lui tapote l’épaule alors qu’il songe déjà à son prochain relai, espérant qu’on lui demande d’élever le rythme. Atsushi s’allonge sur un transat, se détend en fixant les images de la course sur un moniteur. C’est à Hiroyuki d’assumer la suite du parcours. Ce sont ses premières 24 Heures, dans un premier temps on lui demande d’accomplir un relai de cinquante minutes. Très concentré, prenant rapidement confiance, Hiroyuki ne met que deux tours pour rouler au même rythme que son prédécesseur. Le Team manager de l’équipe prend acte avec un petit sourire…
Le « Rocky » s’acquitte parfaitement de sa tâche, au moment de passer le relai à son collègue Koji Yamanishi, sa monture roule en quarante-huitième position après deux heures trente de course. Atsushi suit la passation, il vient de s’hydrater et a grignoté un peu, il interroge Hiroyuki sur la tenue de la voiture puis rassuré s’assied devant un moniteur TV. Le premier relayeur a hâte de reprendre les rênes. Il faut se montrer patient, Koji est parti pour un double relai avec la consigne de suivre le tableau de marche… Quelque temps plus tard, sur le coup de 20H, dans une portion rectiligne des Hunaudières, le pilote voit les témoins de température d’eau puis d’huile clignoter. Il ralentit, prévient son stand et va s’arrêter. Les mécanos découvrent immédiatement une fuite sous le radiateur. On fait pivoter la voiture pour la rentrer dans le box. Atsushi a ressenti tout de suite la poussée d’adrénaline sous son torse, ses espoirs d’attaquer lors de son relai vont-ils être remis en question ? Un long arrêt va suivre pour remettre en état le circuit de refroidissement… Après cette partie de mécanique l’auto repart, sort de la voie de remise en vitesse, tourne sur la Dunlop alors qu’une Audi se faufile sur sa gauche…
La nuit tombe sur le circuit, le pilote de la Lambo éprouve maintenant des difficultés à passer les vitesses. Perturbé par ce problème, Koji se loupe à la chicane Playstation endommageant une aile avant, il informe son stand et rentre.
Les mécaniciens s’affairent, quinze minutes sont encore perdues, les techniciens incriminent l’embrayage après avoir recueilli les sensations de leur pilote. Koji reprend la piste, il a de plus en plus de mal à monter et descendre les rapports. Dans ces conditions, le pilotage de la voiture s’avère extrêmement délicat. La 69 s’arrêtera puis repartira plusieurs fois. Les interventions menées par l’équipe n’ont pas permis à l’auto de recouvrer l’homogénéité de sa transmission. Maltraitée par l’embrayage défaillant, la boîte a rendu l’âme peu après minuit. Au fond du stand, Atsushi range son équipement. L’abandon de la Murcielago ne sera officialisé que lors de la seizième heure de course… L’équipage 69 ne roula pas au soleil levant sur le circuit de la Sarthe.
(Toute ressemblance avec des personnes existantes et des faits s’étant réellement déroulés n’est pas tout à fait fortuite)
Lamborghini Murciélago n°69 catégorie LMGT1 /Japan Lamborghini Owners Club/24 H du Mans 2010/ Abandon après 138 tours couverts/ pilotes : Koji Yamanishi -Atsushi Yogo – Hiroyuki Liri . (cliquer)
PS
Photos : DR